Charles de Foucauld

Laisser le Seigneur faire de nos échecs
un lieu de fécondité

Petite vie de Charles de Foucauld

Un frère universel pratiquant l’abandon

Né le 15 septembre 1858 à Strasbourg dans une famille profondément catholique, Charles de Foucauld se retrouve orphelin dés l’âge de six ans et est élevé par son grand-père maternel.

Il intègre l’école militaire de Saint-Cyr puis rejoint la cavalerie à Saumur qu’il quitte par la suite. Il part explorer le Maroc et réalise des travaux pour lesquels il reçoit la médaille d’or de la Société de Géographie de Paris.

Sa jeunesse est marquée par une vie dissolue et l’abandon de toute pratique religieuse. Il retrouve la foi, de retour en France, après s’être confessé et avoir communié dans l’église Saint Augustin à Paris.

Malgré quelques difficultés au début de sa conversion, il se sent très vite appelé à tout laisser pour suivre Jésus et entre chez les trappistes en 1890.

Il part en Syrie dans l’un de leur monastère pour y vivre sa quête d’un idéal de pauvreté, d’abnégation et de pénitence ce qui le conduit à devenir ermite en 1897.

Il vit alors en Palestine et écrit ses méditations (dont la prière d’abandon) qui seront le cœur de sa spiritualité.

Ordonné prêtre en 1901, il décide de s’installer dans le Sahara algérien, vit avec les Berbères, prêchant par l’exemple, et envisage de fonder une congrégation qui ne verra finalement pas le jour.

Il part vivre chez les Touaregs, en étudie la culture. Ses travaux deviennent une référence en la matière.

Il meurt assassiné le 1er décembre 1916. Il est déclaré vénérable en 2001 par le pape Jean-Paul II, puis bienheureux le 13 novembre 2005 par le pape Benoît XVI.

Méditation

Il est difficile d’appréhender Charles de Foucauld et son chemin spirituel sans relater également les grands moments de sa vie. Cet homme épris de Dieu qui vécut au milieu des Touaregs fut lui-même toute sa vie un nomade.

 

De l’enfance aux années d’errances…

Les quinze premières années de la vie de Charles s’écoulent dans une famille croyante et pratiquante. En général, cette période est perçue comme celle d’une enfance malheureuse. A quelques mois d’intervalle, il perd sa mère, puis son père qu’il n’a pratiquement pas connu. Il conservera surtout le souvenir de son grand-père qui l’a éduqué. Son enfance a également été marquée par la guerre de 1870 qui l’obligea à quitter Strasbourg pour partir en exil. Il dira avoir perdu la foi à l’âge de 15 ans, attribuant ce malheur à ses lectures du moment et à son manque de formation philosophique. Commence alors une période d’incroyance qui va durer 13 années. Charles la caractérise comme une descente vers la mort. Il a abandonné la pratique et les références religieuses. Il a désappris à prier, sa vie n’a pas de sens. Seule la tendresse qu’il éprouvait pour son grand-père l’empêchait de tomber trop bas. Après la mort de celui-ci, rien ne le retiendra. Les lettres de cette époque sont marquées par un profond sentiment d’ennui et de solitude. Tout ce qu’il va faire vise à chasser cet ennui, à se distraire, à s’amuser. Il organise des fêtes, mène grande vie, car il dispose de l’héritage de son grand-père et abuse déjà de sa fortune. Ses mots parlent d’eux-mêmes…

 

Tout bien, tout bon sentiment, toute apparence bonne semblent avoir radicalement disparu de mon âme : il ne reste que l’égoïsme, la sensualité, l’orgueil et les vices qui leur font cortège. L’amour pour ma famille avait été très ardent. C’était mon phare, ma dernière lumière au milieu de cette profonde obscurité. Dès lors je suis dans la nuit, il ne me reste rien : je ne vois plus Dieu ni les hommes. Il n’y a plus que moi et moi, c’est l’égoïsme absolu dans l’obscurité et la boue. Les gens les plus mondains, mes camarades, ne m’estimaient pas : je les dégoûtais, je leur répugnais, j’étais moins un homme qu’un porc.

 

Après sa formation à Saint-Cyr, Charles entre à l’école de Saumur dont il parviendra à sortir en ne travaillant pratiquement pas. Le 25 mars 1881, Charles reçoit une sanction militaire. Il est mis en non-activité pour indiscipline, doublée d’inconduite notoire. Charles prend, contre toute attente, la décision de réintégrer l’armée pour partir en Afrique où il découvre une joie plus noble, celle de l’action. Au vocabulaire du plaisir et de la jouissance se substitue celui du désir, de l’attrait pour la découverte. Ses amis ne le reconnaissent plus.

 

Au milieu des dangers et des privations des colonnes expéditionnaires, ce lettré fêtard se révéla un soldat et un chef : supportant gaiement les plus dures épreuves, payant constamment de sa personne, s’occupant avec dévouement de ses hommes.

 

Charles quitte l’armée par peur de retrouver l’ennui de la garnison et ses vieux démons. Il entreprend alors un voyage d’exploration en Afrique du Nord. Il se révèle alors dans son courage, sa ténacité, son jusqu’au-boutisme. La devise de la famille de Foucauld était « Jamais arrière ». A son retour en France, Charles reçoit la médaille d’or de la Société de Géographie. Il publie les récits de ses explorations mais ne parvient pas à combler le vide qu’il ressent en lui. Il repense à ces hommes croyants avec lesquels il a vécu durant ces mois de pérégrinations solitaires, et entrevoit une autre dimension.

 

La vue de cette foi, de ces âmes vivant dans la continuelle présence de Dieu m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines.

 

Des excès à l’Evangile…

 

C’est dans ce témoignage de la prière en pays musulman que Charles va entrevoir l’idée d’une transcendance et lui donner le désir de chercher plus encore. Lui-même raconte sa conversion :

 

Je m’épris d’abord de la vertu et dirigeai mes lectures dans ce sens ; étudiant volontiers les moralistes de l’antiquité, j’étais fort éloigné de toute religion, et la vertu antique seule m’attirait. Je trouvais moins chauds et moins nourris que je ne l’espérais ces anciens philosophes. Par hasard je lus quelques pages d’un livre de Bossuet où je trouvais beaucoup plus que je n’avais fait chez mes moralistes antiques… J’en vins à me dire que la foi d’un si grand esprit n’était peut-être pas si incompatible avec le bon sens qu’elle m’avait semblé jusqu’alors. C’était la fin de 1886. Je sentis alors un besoin profond de recueillement. Je me demandai dans le plus profond de mon âme si vraiment la vérité était peut-être connue aux hommes… Je fis alors cette étrange prière, je demandais à Dieu auquel je ne croyais pas encore, de se faire connaître à moi s’Il existait. Il me sembla que le plus sage était, dans le doute qui était né en moi, d’étudier cette foi catholique. Je la connaissais très peu. Je m’adressai pour la connaître à un prêtre instruit l‘abbé Huvelin qui eut la bonté de répondre à mes questions et la patience de me recevoir autant que je voulus. Dès lors, l’abbé Huvelin est devenu pour moi comme un père et je vécus chrétiennement.

 

Charles cherchait des réponses à ses questions. Sa cousine lui parle de l’Abbé Huvelin. Un matin Charles entre dans l’église et trouve l’abbé comme à son habitude au confessionnal. Charles s’approche et lui dit qu’il ne veut pas se confesser mais avoir des lumières sur Dieu et la religion. L’Abbé Huvelin avec assurance lui dit : « mettez-vous à genoux et confessez-vous ». Charles s’exécute après quoi l’abbé lui demande de communier. Charles conserva toute sa vie un profond amour de l’eucharistie et ce sera une terrible épreuve lorsqu’à certains moments de sa vie il ne pourra plus célébrer la messe puisqu’à l’époque il n’était pas permis à un prêtre de célébrer seul.

 

Tu es là, Seigneur Jésus… Que tu es près, mon Dieu ! Mon Sauveur ! Mon Jésus, mon frère, mon époux, mon Bien-Aimé… C’est grande folie si nous croyons qu’il y a quelque chose de mieux pour sa gloire que d’aller à ses pieds… Aimons-Le le plus possible, c’est tout ce qu’il nous faut dans le temps et dans l’éternité… Quand on aime, ne trouve-t-on pas bien parfaitement employé tout le temps passé auprès de ce qu’on aime ? (…) « Ceci est mon corps… ceci est mon sang ». Combien cette grâce infinie de la sainte Eucharistie nous doit faire aimer un Dieu si bon, un Dieu si près de nous, un Dieu si avec nous, si en nous. Combien la sainte Eucharistie doit nous rendre tendres et bons pour tous les hommes…

 

L’abbé Huvelin joua un rôle essentiel dans la vie et le cheminement de Charles de Foucauld. Il recevra, à travers lui, une figure paternelle qui sut le conduire vers le ciel. Charles dit de lui :

 

Vous m’avez attiré à la vertu par la beauté d’une âme en qui la vertu m’avait paru si belle qu’elle avait irrévocablement ravi mon cœur.

 

Dieu aime se servir de médiateurs pour nous conduire à Lui. Ils sont des relais dans notre course, des soutiens, des réconforts. Charles de Foucauld revient dans de nombreux passages de ses écrits sur le début de sa vocation.

 

Votre première grâce, non la première de ma vie, car elles sont innombrables à toute heure de mon existence, mais celle en laquelle je vois comme la première aube de ma conversion, c’est de m’avoir fait éprouver la famine, famine matérielle et spirituelle.

 

Charles gardera de ses années d’errance un sens aigu de la miséricorde.

 

On a de la peine à ne pas s’attrister en voyant l’excès du mal régnant partout… et en se voyant soi-même si misérable après tant de grâces… Et pourtant il ne faut pas s’attrister, mais regarder plus haut que tout ce qui passe, vers notre Bien-Aimé.

 

La permission de chaque tentation est une grâce ! Par le combat sans cesse soutenu pour son Amour, Il fortifie votre amour, Il vous rend humble, Il vous instruit, vous rend prudent pour vous, indulgent pour les autres.

Un homme à la recherche de son chemin

 

L’abbé Huvelin envoie Charles en pèlerinage en Terre Sainte pour que le géographe puisse mettre ses pas dans ceux de Jésus. A Nazareth, il découvre l’existence humble de Jésus qui durant une partie notable de sa vie travailla comme un ouvrier. C’est pour lui un choc déterminant et une forme de réponse à la question qu’il se pose depuis sa conversion : que faut-il que je fasse ? Charles contemple ce Dieu qui a marché au milieu des hommes. Si Dieu s’est fait homme et à vécu au milieu des hommes, pour marcher à sa suite, il faut prendre ce chemin-là. Lui, l’aristocrate dépensant sa fortune dans le plaisir, découvre la vie de Jésus à l’exact opposé de ce qu’il est. Jésus est un humble artisan, vivant pauvrement au milieu des siens et non au sommet de la société. Toute sa vie Charles voudra mettre en œuvre l’humble vie de Nazareth.

 

La rencontre avec Dieu prit immédiatement pour lui la forme d’un appel radical, qu’il entrevoit dans la vie consacrée. Son tempérament absolu se manifeste là parfaitement.

Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand ! Il y a une telle différence entre Dieu et ce qui n’est pas Lui.

 

A son retour de Terre Sainte, Charles cherche un ordre pour vivre son appel, mais aucun ne lui semble assez exigeant ni refléter suffisamment la pauvreté de Nazareth. Ni les franciscains, ni les chartreux, ni Solesmes ne trouvent grâce à ses yeux. Il se tourne vers la Trappe dont il apprend qu’elle vient de fonder une abbaye en Syrie. Il espère s’y rendre mais pour cela devra d’abord commencer son noviciat à Notre Dame des Neiges. Il y entre le 15 janvier 1890.

 

Nous pourrions penser que l’histoire de Charles trouve ici son accomplissement. C’est à la Trappe qu’il connaîtra la plus grande période de stabilité. Mais à Akbès, pas plus qu’à Notre Dame des Neiges, Charles n’arrive à réaliser l’idéal entrevu dans les rues de Nazareth mais que lui conçoit à sa mesure. Très vite l’insatisfaction le ronge, il trouve que la vie monastique est devenue une voie moyenne qui ne répond pas à ses exigences. Il songe à fonder une congrégation. De guerre lasse, pressentant qu’il ne pouvait attendre une réforme intérieure de son ordre, il demande à le quitter. De son départ de la Trappe, Charles dira :

 

Je l’ai quitté parce que j’y suis entré… pour les mêmes motifs… non par inconstance mais par constance à chercher un idéal que j’espérais y trouver, que je n’y ai pas trouvé.

 

Si le désir de sainteté de Charles ne peut que pousser à l’admiration, son impétuosité et son impatience laissent entrevoir un homme que la grâce n’a pas encore totalement saisi. Son esprit absolu ne connaît pas encore la douceur.

 

Dieu nous mène par des chemins si inattendus ! Comme j’ai été conduit, balloté depuis six mois… maintenant c’est l’inconnu. Nous sommes la feuille sèche, le grain de poussière. Soyons seulement fidèles et laissons-nous porter avec grand amour et obéissance là où nous pousse la volonté de Dieu… jusqu’à ce qu’un dernier souffle de ce vent béni nous porte dans le ciel.

 

Après s’être engagé à la pauvreté et à la chasteté perpétuelle, Charles retourne à Nazareth où il vit à l’ombre des Clarisses. On pourrait croire qu’il trouvera là le lieu où vivre sa vocation. Il faut reconnaître que Charles a, à cette époque, une vision assez idéalisée de la vie de Jésus à Nazareth. Où est-il dit que Jésus vivait quasi cloîtré auprès de Marie et Joseph, ou qu’il travaillait 8 heures par jour ? Charles a besoin d’un modèle de vie que, parfois, il reconstitue par son imagination plus que par la lecture des Evangiles. Enfermé dans une situation qui lui convient si peu, il est continuellement en état de bouillonnement. La tentation de faire autre chose, d’aller ailleurs est là, permanente… Charles a du mal à trouver sa place. Il décide de quitter Jérusalem et regagne la France où il est ordonné prêtre en 1901. Il écrit une règle de vie pour les petits frères du Sacré-Cœur. Il prend le nom de Charles de Jésus et quitte Marseille pour Béni-Habbès dans le Hoggar. Son état d’esprit a changé durant la décennie qui s’est écoulée depuis son entrée à la Trappe. A cette époque-là, il désirait s’éloigner de tout ce qui faisait sa vie, sortir de lui-même pour aller avec Jésus.

 

Que notre seul trésor soit Dieu, que notre cœur soit tout à Dieu, tout en Dieu, tout pour Dieu… Lui seul. Soyons vides, de tout, tout, tout le crée, détachés même des grâces de Dieu, vides de tout… pour pouvoir être entièrement pleins de Dieu.

 

En 1901, Charles de Jésus a pris conscience qu’être avec le Christ passe par l’acceptation de faire ce qu’Il veut. A partir de ce moment-là se manifeste moins un désir de solitude qu’une volonté d’aller vers les hommes et de se faire proche d’eux. C’est à cette période que naît chez lui son désir de fraternité.

 

C’est en aimant les hommes que l’on apprend à aimer Dieu.

 

Ce désir sonne au point de départ comme un bel idéal. Celui d’être proche des gens de ce pays. Or, pour être le frère de tous, il faut commencer par être le frère de quelques-uns. C’est une erreur répandue de penser que ce chemin de fraternité fut sans lutte. Certains militaires qui passèrent à Béni-Habbès, le trouvèrent parfois dur. Ici encore son désir d’absolu semble être contrecarré par la réalité. Au départ, Charles voyait abstraitement les choses, à Béni-Abbès, ce sont des gens en chair et en os qui viennent à sa porte. Charles tombe dans le piège de l’apprenti missionnaire plein de générosité. Il se fait instituteur, moraliste, médecin, distribue des aiguilles aux femmes, met tout en œuvre pour affranchir les esclaves. Très vite, Charles commence à quitter son implantation pour aller soutenir des légionnaires blessés. Il retourne vers Béni-Habbès où il aimerait rester jusqu’à sa mort, mais son désir de partir plus au sud, le tenaille à nouveau.

 

En 1905, Charles s’installe à Tamanrasset. Il y restera le plus clair de son temps jusqu’à sa mort, entrecoupé par des retours en France. S’ouvre devant lui une vie de plus grande solitude. Parfois de long mois s’écoulent sans que personne ne le visite. C’est pour lui une expérience nouvelle. Il ressent assez durement cet isolement qui le prive de courrier. Il regrette parfois la ruche bourdonnante de Béni-Habbès. De nombreuses questions l’assaillent. Réduit à l’inactivité, il ne peut que constater l’échec de son œuvre et peut-être même de sa propre vie. S’est-il vraiment converti ? N’aurait-il pas mieux fait de choisir un genre de vie plus utile ? Qu’est-il venu faire au fin fond du Sahara ? Depuis plus de vingt ans qu’il a retrouvé la foi, qu’a-t-il fait ? Pour sauver sa vie, il avait cherché la solitude et la protection d’un cloître. Il s’est senti ensuite appelé à retourner parmi les hommes. Il s’est cru chargé d’une mission particulière, là où les autres ne pouvaient aller. Mais quelle a été sa fécondité ? Ne s’est-il pas cru meilleur que les autres ? Ses fortes certitudes laissent place à la fin de sa vie au questionnement, parfois aux doutes. Le dépouillement extérieur laisse place au dépouillement du cœur.

 

Le 1er décembre 1916, une quarantaine d’hommes s’approchent de l’ermitage de Charles de Jésus. Parmi eux, un homme qu’il a déjà accueilli. Charles reconnaît sa voix, entrouvre la porte. On le saisit, le traîne, l’interroge, lui attache les chevilles. Un jeune garçon le tient en joue, tandis que les autres mettent à sac l’ermitage. Deux soldats méharistes s’approchent, une fusillade s’engage et le jeune enfant dans la panique abat Charles impuissant. Charles de Jésus n’est pas mort martyr mais assassiné. C’est par la traîtrise que celui qui désira être un frère universel trouve la mort.

 

L’abandon, clé de la vie spirituelle

 

A partir de la vie et des écrits de Charles de Foucauld, on a tiré de multiples interprétations. Certains ont retenu l’appel au silence, au désert, à une forme d’érémitisme. D’autres ont surtout vu le chemin du converti qui quitta une vie de plaisir pour l’ascèse la plus héroïque. Certains ont vu en lui le moine-soldat défendant les valeurs traditionnelles. D’autres, un marginal contestataire de tout type d’institutions qu’elles soient militaires ou ecclésiales. Chacune de ces approches trouve dans la vie de Charles un certain fondement. Mais aucune ne parvient à retranscrire la complexité de cet homme. L’itinéraire de Charles de Foucauld est troublant. Jamais il ne réussit à trouver tout à fait la forme de vie à laquelle il aspirait. Happé par un désir contemplatif, il ne sut se résoudre à abandonner l’action. Il désirait tout à la fois, la vie fraternelle et la solitude d’un ermitage. Il ne vit ni la fécondité de sa vie missionnaire, puisque l’on ne connaît pas de conversion de musulman qui ait eu lieu de son vivant, ni la fécondité spirituelle puisqu’il ne verra pas la communauté qui naîtra plus tard en 1933. Il est difficile de savoir dans ces apparentes tensions paradoxales ce qui tient à son appel ou à sa personnalité. Ne sommes-nous pas nous aussi habités par certaines contradictions ? Ne sont-elles pas le lieu à travers lequel le Seigneur passe pour nous faire changer, évoluer, pour nous remettre en question et finalement nous conduire à lui ? De ces tiraillements est né dans le cœur de Charles un profond et impétueux besoin d’abandon entre les mains du Père, quoiqu’il arrive, quoiqu’il se passe. C’est certainement le cœur de ce qu’il nous livre à travers le témoignage de sa vie. Charles nous apprend à ne pas chercher à mesurer la fécondité de notre vie. Elle nous échappe. La seule chose que nous devons chercher, c’est d’aimer et suivre le Christ. Le reste ne nous appartient pas. L’abandon nous rend libre.

 

« Mon Père, je remets mon esprit entre tes mains »… c’est la dernière prière de notre Maître, de notre Bien-Aimé… puisse-t-elle être la nôtre… Et qu’elle soit non seulement celle de notre dernier instant, mais celle de tous nos instants : Mon Père, je me remets entre tes mains ; mon Père, je me confie à toi ; mon Père, je m’abandonne à toi ; mon Père, fais de moi ce qu’il te plaira ; quoique tu fasses de moi, je te remercie ; merci de tout ; je suis prêt à tout, j’accepte tout ; je te remercie de tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi, mon Dieu, pourvu que ta volonté se fasse en toutes tes créatures, en tous tes enfants, en tous ceux que ton cœur aime, je ne désire rien d’autre, mon Dieu ; je remets mon âme entre tes mains ; je te la donne mon Dieu, avec tout l’amour de mon cœur, parce que je t’aime, et que ce m’est un besoin d’amour de me donner, de me remettre entre tes mains sans mesure ; je me remets entre tes mains avec une infinie confiance, car tu es mon Père…

Le texte bilbique

Rm 8, 28

Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu’ils sont appelés selon le dessein de son amour.

 

Les questions

Pouvez-vous songez à des exemples d’épreuve(s) ou d’échec(s) ayant permis un bien, une fécondité ultérieure pour vous ou d’autres personnes ?
Comment accueillez-vous cette parole de Paul qui affirme que Dieu peut faire sortir un bien de toute situation ?

Le texte biblique

1P 1, 6-7

Aussi vous exultez de joie, même s’il faut que vous soyez affligés, pour un peu de temps encore, par toutes sortes d’épreuves ; elles vérifieront la valeur de votre foi qui a bien plus de prix que l’or – cet or voué à disparaître et pourtant vérifié par le feu –, afin que votre foi reçoive louange, gloire et honneur quand se révélera Jésus Christ.

 

Les questions

Quelles ont été pour vous les conséquences sur votre foi des épreuves que vous avez traversées ?

A travers ce cheminement, pouvez-vous discerner une forme de fécondité qui aurait déjà émergé, pour vous, ou pour les autres, des épreuves et échecs que vous avez rencontrés ? Ou bien, pouvez-vous imaginer quelle fécondité future elles pourraient apporter ?

Méditation autour d'une oeuvre d'art
Baugin Lubin, “Les cinq sens”, 1630. Musée du Louvre, Paris.

« La Nature Morte à l’Échiquier ou les cinq sens »

Lubin Baugin. 1631. Paris. Louvre.

Lubin Baugin est un peintre né à Pithiviers en 1612 et mort à Paris en 1663. Il n’a été « redécouvert » que dans les années 50 du siècle passé, où deux de ses superbes natures-mortes ont été achetées par le Louvre, dont notre « Nature Morte à l’Échiquier ».

 

Pour le Bienheureux Charles de Foucauld, je me suis aussi demandé, et vraiment creusé la tête, avant d’opter pour ce tableau-là. Pourquoi celui-là ? Parce que, me suis-je dit, Charles de Foucauld, a su faire de ses échecs et de ses tentations un lieu immense de fécondité. Et que ce tableau représente les tentations, mais aussi les victoires de nos cinq sens.

 

Aucun de nous n’échappe à sa condition charnelle et sensible. Charles de Foucauld a eu une vie mondaine surexposée au début de son pèlerinage de sainteté. C’est beau que ce soit à l’église Saint Augustin de Paris que sa conversion soit attachée, si liée à l’influence spirituelle de l’abbé Huvelin. Saint Augustin lui-même, il nous le dit dans les « Confessions » a longtemps cherché son chemin vers la lumière de la vérité du Christ, souvent à travers une « épaisseur » indéniable de la vie des sens…

 

La nature morte de Lubin Baugin présente un jeu de cartes qui laisse voir la figure du valet de trèfle et le damier d’un jeu d’échec : aux cartes comme aux échecs, ou tu gagnes, ou tu perds !! Le valet de trèfle est aussi bien symbole de fourberie, voire de vie licencieuse, que du noble service d’une cause. Un damier seul, sans les pions, que faire alors ? Amener le roi, la reine, les tours, et …se battre pour gagner !

Un miroir qui ne réfléchit rien : à l’époque, l’étain pouvait s’obscurcir, avoir vieilli, et ne plus servir à rien : mais, paradoxe, un miroir qui ne vous rend plus votre image met fin à la tentation narcissique, à  « l’orgueil de se regarder, de se voir »…

La bourse en velours, bien pleine, c’est l’argent, tentation certes, mais aussi nécessité !

 

L’ancêtre de la mandoline, qu’on appelait alors mandore, figure dans notre tableau la présence de la musique, dont on dit que ce sera le seul art qui demeurera au ciel ! La musique peut être une tentation s’il n’y a qu’elle, qu’elle n’est pas « conduisant à, conduisant vers… » : c’est peut-être pour cela qu’elle est ici renversée côté caisse de résonnance, les cordes touchant une partie des portées et des notes de la partition ouverte sur la table…

 

Pour nous aider à surmonter nos échecs, à déjouer les tentations qui nous exposent aux péchés que nos cinq sens peuvent nous faire commettre, la somptueuse nature morte de Lubin Baugin nous offre maintenant un beau petit pain, un verre de vin à pied vin, et une carafe d’eau limpide dans laquelle boivent trois œillets, symboles de la passion fidèle. Les historiens d’art ont interprété ces trois derniers éléments de la nature morte comme étant une claire allusion eucharistique et trinitaire.

 

On a dit de Charles de Foucauld que sa vie avait  été une « vie toute eucharistique ». Renoncer à se regarder, renoncer à « jouer » avec les sens et la vie, renoncer à l’argent lié à la possession et au pouvoir, et s’ouvrir par la musique de l’âme au travail de fructification de l’eau du baptême, en étant fidèle à l’eucharistie, pain et vin.

 

C’est peut-être ce que cette subtile et très paisible nature morte de Lubin Baugin nous invite à initier comme chemin, au-delà de ce Carême, mais qui pourrait, pourquoi pas, commencer maintenant, hic et nunc, comme cela a « commencé » à Saint Augustin de Paris pour Charles de Foucauld.