Et ne nous laisse pas entrer en tentation
Introduction

Les trois textes de cette semaine, de styles propres et très différents, apportent différents éclairages sur cette phrase. Les deux premiers distinguent les notions d’épreuve et de tentation. Tous les deux affirment que Dieu n’épargne l’épreuve à l’être humain de, car elle peut contribuer à sa croissance spirituelle ; cependant la tentation est beaucoup plus insidieuse, beaucoup moins visible à nos yeux donc beaucoup plus dangereuse : « Soyez sobres, veillez : votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer. » (1ère épitre de Pierre, chapitre 5, verset 8) ; le malin n’a pas usurpé son nom !
Le troisième nous montre le phénomène d’accumulation dans la durée sur lequel joue le phénomène de la tentation (Romano Guardini). C’est pourquoi nous ne pouvons pas compter sur nos propres forces pour la combattre (Sainte Thérèse), et nous devons demander au Seigneur qu’il ne nous laisse pas succomber à elle, dans la confiance qu’il répondra à cette prière (Benoît XVI).

Méditation

Thérèse d’Avila

 

Ceux qui arrivent à la perfection ne demandent pas à Dieu d’être délivrés des travaux, des tentations, des persécutions, ni des combats. C’est là une autre preuve absolument sûre et des plus évidentes qu’ils sont dirigés par l’esprit de Dieu, et qu’ils ne sont point dans l’illusion, quand ils regardent comme venant de sa main, la contemplation et les grâces dont ils sont favorisés. Aussi, je le répète, ils désirent plutôt les épreuves, ils les demandent et les aiment. Ils ressemblent aux soldats, qui sont d’autant plus contents qu’ils ont plus d’occasions de combattre, parce qu’ils espèrent un butin plus copieux ; s’ils n’ont pas ces occasions, ils doivent se contenter de leur solde, mais ils voient que par là ils ne peuvent pas s’enrichir beaucoup. Croyez-moi, mes sœurs, les soldats du Christ, c’est-à-dire ceux qui sont élevés à la contemplation et s’occupent d’oraison, ne voient jamais arriver assez tôt l’heure de combattre.
Ils ne redoutent jamais beaucoup les ennemis déclarés ; ils les connaissent ; ils les savent sans force contre ceux que Dieu arme de sa force ; ils sortent toujours vainqueurs du combat et riches de butin ; jamais ils ne prennent la fuite devant eux. Ceux qu’ils redoutent, et ils ont raison de les redouter et de demander au Seigneur d’en être délivrés, ce sont les traîtres, les démons qui se transforment en anges de lumière, ou les ennemis qui se déguisent jusqu’à ce qu’ils aient causé les plus grands ravages dans l’âme. Ceux-ci ne se font point connaître ; mais ils sucent notre sang peu à peu et font disparaître les vertus, de telle sorte que nous tombons dans la tentation sans même nous en apercevoir. Voilà les ennemis, mes filles, dont nous devons souvent prier et supplier le Seigneur de nous délivrer, en récitant le Notre-Père ; demandons-lui qu’il ne permette pas que nous succombions à la tentation, ni que nous soyons victimes de l’illusion ; conjurons-le de nous découvrir le poison ; en un mot, que nos ennemis ne nous empêchent pas de voir la lumière et la vérité. Oh ! comme notre bon Maître a eu raison de nous enseigner à faire cette demande, et de l’adresser pour nous à son Père !

Benoît XVI

 

La formulation de cette demande semble choquante aux yeux de beaucoup de gens. Dieu ne nous soumet quand même pas à la tentation ! Saint-Jacques nous dit en effet : « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : « ma tentation vient de Dieu ». Dieu en effet ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne » (Jc 1,13). Nous pourrons avancer d’un pas si nous nous rappelons le mot de l’Évangile : « Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le démon » (Mt 4, 1). La tentation vient du diable, mais la mission messianique de Jésus exige qu’il surmonte les grandes tentations qui ont conduit et qui conduisent encore l’humanité loin de Dieu. Il doit, nous l’avons vu, faire lui-même l’expérience de ces tentations jusqu’à la mort sur la croix et ainsi ouvrir pour nous le chemin du salut. Ce n’est pas seulement après la mort, mais en elle et durant toute sa vie, qu’il doit d’une certaine façon « descendre aux enfers » dans le lieu de nos tentations et de nos défaites, pour nous prendre par la main et nous tirer vers le haut.

Un regard sur le Livre de Job, où se dessine déjà à maints égards le mystère du Christ, peut nous aider à y voir plus clair. Satan se moque des hommes pour ainsi se moquer de Dieu. La créature que Dieu a faite à son image est une créature misérable. Tout ce qui semble bon en elle n’est que façade. En réalité, l’homme, c’est-à-dire chacun de nous, ne se soucie toujours que de son bien-être. Tel est le diagnostic de Satan que l’Apocalypse désigne comme « l’accusateur de nos frères », « lui qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu » (Ap 12, 10). Blasphémer l’homme et la créature revient, en dernière instance, à blasphémer Dieu et à justifier le refus de lui. Satan se sert de Job, le juste, afin de prouver sa thèse : si on lui prend tout, il va rapidement laisser tomber aussi sa piété. Ainsi, Dieu laisse Satan libre de procéder à cette expérimentation, mais, certes, dans des limites bien définies. Dieu ne laisse pas tomber l’homme, mais il permet qu’il soit mis à l’épreuve. Très discrètement, implicitement, apparaît ici déjà le mystère de la satisfaction vicaire qui prendra toute son ampleur en Isaïe 53. Les souffrances de Job servent à la justification de l’homme. À travers sa foi éprouvée par les souffrances, il rétablit l’honneur de l’homme. Ainsi, les souffrances de Job sont par avance des souffrances en communion avec le Christ qui rétablit notre honneur à tous devant Dieu et qui nous montre le chemin, nous permettant, dans l’obscurité la plus profonde, de ne pas perdre la foi en Dieu.

Le livre de Job peut aussi nous aider à distinguer entre mise à l’épreuve et tentation. Pour mûrir, pour passer vraiment de plus en plus d’une piété superficielle, à une profonde union avec la volonté de Dieu, l’homme a besoin d’être mis à l’épreuve. Tout comme le jus du raisin doit fermenter pour devenir du bon vin, l’homme a besoin de purifications, de transformations, dangereuses pour lui, où il peut chuter, mais qui sont pourtant les chemins indispensables pour se rejoindre lui-même et pour rejoindre Dieu. L’amour est toujours un processus de purifications, de renoncements, de transformations douloureuses de nous-mêmes, et ainsi le chemin de la maturation. St François-Xavier a pu dire en prière à Dieu : « Je t’aime, non pas parce que tu as à donner le paradis ou l’enfer, mais simplement parce que tu es celui que tu es, mon roi et mon Dieu », il fallait certainement un long chemin de purifications intérieures pour arriver à cette ultime liberté — un chemin de maturation où la tentation et le danger de la chute guettaient — et pourtant un chemin nécessaire.

Lorsque nous disons la sixième demande du Notre Père, nous devons nous montrer prêts à prendre sur nous le fardeau de l’épreuve, qui est la mesure de nos forces. D’autre part, nous demandons aussi que Dieu ne nous impose pas plus que nous ne pouvons supporter, qu’il ne nous laisse pas sortir de ses mains. Nous formulons cette demande dans la certitude confiante, pour laquelle Saint-Paul nous a dit : « Et Dieu est fidèle : il ne permettra pas que vous soyez éprouvés au-delà de ce qui est possible pour vous. Mais, avec l’épreuve, il vous donnera le moyen d’en sortir et la possibilité de la supporter » (1Co 10,33).

Romano Guardini

 

« Ne nous induisez pas en tentation », dit la demande. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? On pourrait l’interpréter ainsi : Dieu ne doit pas nous mettre dans la possibilité de pécher. Mais elle ne peut pas être entendue de cette manière, car nous sommes déjà soumis à cette possibilité et ce serait un miracle d’y être soustrait. Il peut arriver à chacun, et de multiples fois, que, en raison de la complexité de l’existence sur laquelle la prudence ne saurait avoir la haute main, la possibilité de pécher se concentre en un danger pressant, une tentation. Alors la prière demande : Préservez-nous-en. Vous avez le droit de nous éprouver, vous avez le droit de nous exposer aux dangers de la décision, mais, Seigneur souvenez-vous de notre faiblesse. Ainsi, la prière serait un humble aveu de la vérité et un appel à la clémence de Dieu.

Une heure n’est jamais là toute seule. Toujours elle s’insère dans le grand enchaînement de la vie. La tentation d’aujourd’hui grandit en raison de ce qui fut hier et, auparavant, au long de toutes les années passées. Ce que j’ai fait et négligé pendant tout ce temps existe encore, a pénétré dans mon être vivant, en tant que faiblesse ou que force, en tant que sauvegarde ou mise en péril, a pénétré fort avant dans la réalité qui m’entoure, celle des choses et celle des hommes, celle des situations et des rapports. Or en l’heure présente, avec sa tentation, se condense tout ce qui a eu lieu. Il peut donc se faire que les manquements, la légèreté, la désobéissance, la paresse, la passion de beaucoup d’heures passées, trouvent leur accomplissement et leur châtiment dans une tentation qui dépasse mes forces.

Les questions

1) Puis-je distinguer facilement ce qui, dans ma vie, constitue des épreuves, et ce qui constitue des tentations ? (Par exemple, la maladie que je traverse ou que traverse un proche est une épreuve ; la petite voix qui me souffle que Dieu est injuste de m’infliger cette épreuve est une tentation.)

2) Dans l’esprit du Carême, puis-je donner un sens aux épreuves que je traverse et aux souffrances qu’elles me causent ? Jésus lui-même a souffert ces épreuves avec moi à travers sa passion ; puis-je accepter, même si je ne le comprends pas, que ces épreuves peuvent contribuer à me faire grandir dans ma vie de foi ? Puis-je abandonner ma souffrance à Dieu, par amour pour Lui et pour le salut des hommes ?

3) Pour chaque tentation que j’ai identifiée, je demande au Seigneur de m’en protéger et de m’inspirer des actes concrets pour la combattre. En particulier, instaurer de saines habitudes peut-être la meilleure manière de combattre la « condensation dans l’instant » qui génère certaines tentations, selon Romano Guardini. Quelles saines habitudes puis-je mettre en place ?