Par sa radicalité, l’exhortation de Jésus à l’abandon, au détachement des choses matérielles peut nous sembler inaccessible. Facilement nous pouvons penser qu’elle ne concerne que les religieux et les consacrés. Car comment pouvons-nous être concernés, nous qui sommes convaincus d’avoir besoin d’un certain confort ? Nous pensons légitiment faire preuve d’une sage prudence en nous souciant justement de pouvoir subvenir à nos besoins, à ceux de notre famille ou de notre entourage. Cependant, ne luttons-nous pas aussi au quotidien pour acquérir ou maintenir un niveau de vie digne de notre entourage social ?
Toute attitude chrétienne trouve son origine de la contemplation du Christ notre maître, et l’invitation de Jésus est celle d’un Dieu qui a choisi la non-puissance pour rejoindre l’homme. La pauvreté évangélique est avant tout une manière de suivre les pas du Christ. En lisant l’Évangile nous voyons Jésus naître comme un pauvre, méconnu, perdu dans l’anonymat d’une famille déplacée.
Nous le voyons vivre simplement, pèlerin, n’ayant pas une pierre où reposer la tête, et puis mourir comme un pauvre, méprisé, crucifié comme un brigand.
A vue individuelle, on pourrait dire qu’aimer la pauvreté ou la sobriété est absurde vu tout le confort dont cela nous prive. Pour « valoir le coup », il faut donc que ce sacrifice serve à acquérir un bien plus grand. La pauvreté que l’on pourrait aussi traduire par sobriété de vie est pour Jésus le moyen de découvrir le trésor du Royaume, ce qui revêt deux dimensions intimement liées : la disponibilité à recevoir les bontés du Père, et la disponibilité à (se) donner à notre prochain. En effet, l’homme ne se détache pleinement et volontairement des biens terrestres que lorsqu’il a trouvé le trésor caché dans un champ, la perle précieuse capable de combler son véritable manque (cf. Mt 13, 44-45). Réciproquement, c’est le détachement qui permet à l’homme de se consacrer à rechercher « la justice du Royaume » et de se constituer le « trésor dans le ciel » promis par Jésus à l’homme qui l’interroge, s’il met en pratique sa parole : « ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres ».
Dans ces deux textes de Matthieu et de Marc, Jésus nous invite donc à nous délester des soucis du quotidien et des possessions matérielles. Ces derniers nous encombrent et nous détournent du réel but de notre vie : le Royaume céleste. Nous vivons dans une époque où toute notre existence regorge : les demeures sont remplies d’objets à n’en plus savoir que faire, nos pensées ne supportent aucun temps mort, et notre temps est saturé par de nombreuses charges et activités. En désencombrant notre vie du matériel comme de l’immatériel, des jours se créent dans notre être pour laisser entrer la lumière. Nous sommes souvent tellement pris que nous nous détournons de l’essentiel, c’est pourquoi le Christ nous invite à revoir la hiérarchie que nous avons donnée aux éléments de notre existence : mettons la vie, prière, amis, famille, avant la nourriture et le travail qui nous permet de gagner de quoi l’obtenir ; considérons notre corps, création divine, avant le vêtement, parure humaine, qui le couvre.
Cet encombrement a également tendance à nous enfermer dans une quête égocentrique, vers la surenchère ou la fuite : les objets déjà possédés appellent à l’achat pour un toujours mieux, la lourdeur du quotidien nous pousse à rêver d’un ailleurs à l’herbe plus verte. Tout cela nous empêche de vivre ancrés dans le présent, non pas le présent de la to-do list qu’on égraine, mais celui qui se vit intensément où nous sommes en cohérence avec nous-même. C’est dans ce présent-ci, que Dieu nous attend et que nous sommes disponibles pour le rencontrer. Dans la sobriété, nous choisissons de donner de l’espace à ce qui compte vraiment, c’est-à-dire aux personnes et à nos relations avec elles (Dieu, les hommes, soi-même) plutôt qu’aux choses et aux idées. La sobriété nous pousse à nous donner et recevoir de l’autre. C’est préférer la gratuité, à contre-courant d’un système où tout se monnaye et s’achète.
Ainsi le chemin de pauvreté que Jésus trace pour que nous marchions à sa suite est un chemin de joie et de paix car il nous permet de redonner son bon sens à notre existence. L’homme riche n’a pas vu que la perte de nos « grand biens » nous apporte légèreté et joie plutôt que souffrance et manque. Le peu que nous avons alors nous permet de l’apprécier à sa juste valeur. Une valeur qui n’a pas de signification financière, à l’image du Royaume qui n’est pas de ce monde.
« La sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire ; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachant jouir des choses les plus simples. Ils ont ainsi moins de besoins insatisfaits, et sont moins fatigués et moins tourmentés. On peut vivre intensément avec peu, surtout quand on est capable d’apprécier d’autres plaisirs et qu’on trouve satisfaction dans les rencontres fraternelles, dans le service, dans le déploiement de ses charismes, dans la musique et l’art, dans le contact avec la nature, dans la prière. Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie .
Laudato Si § 223
« Bartholomée nous a proposé de passer de la consommation au sacrifice, de l’avidité à la générosité, du gaspillage à la capacité de partager, dans une ascèse qui « signifie apprendre à donner, et non simplement à renoncer. C’est une manière d’aimer, de passer progressivement à ce dont le monde de Dieu a besoin. C’est la libération de la peur, de l’avidité, de la dépendance. »
Laudato Si 9