Quelques mots pour accompagner la méditation de ces deux textes de l’Ancien Testament, qui peuvent paraître bien éloignés de nous. Le Siracide exprime dans ce passage l’idée que par son travail, l’homme peut « affermir la création éternelle » (Si 38,34) : la compétence technique de l’homme peut être vue comme un prolongement de la sagesse créatrice de Dieu. Il est donc bon que l’homme recherche cette compétence et qu’il la cultive, afin que son travail soit un hommage rendu à la Création. Cet hommage est d’ailleurs une dignité spécifique de l’homme dans la Création, grâce à son intelligence et à son habileté. Cependant, ce passage de l’Ecriture exprime aussi que la « sagesse du scribe » (Si 38,24) est d’un autre ordre que l’habileté technique.
Dans l’énumération des premiers versets de ce passage, l’auteur souligne l’attention portée par les artisans à l’objet de leur métier de façon exclusive. Le travail peut alors se trouver séparé des autres dimensions de la personne, comme si elles n’avaient pas de liens entre elles. L’un des enjeux d’une écologie authentiquement chrétienne consiste à réparer cette dissociation fallacieuse en donnant au travail et à la technique leur juste place dans une vision unifiée de la Création.
Dans le récit de la tour de Babel, c’est justement l’homme habile dans son métier qui s’exclame « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four (…) bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel » (Gn 11,3.4). On peut y voir un “technicien” qui invite le peuple à s’engouffrer dans une séparation entre le travail et la foi, pour mener de grandes réalisations techniques sans Dieu. Mais en suivant ce chemin, l’homme s’élève tôt ou tard contre Dieu, entraîné par l’orgueil où la technique peut mener : « Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! » (Gn 11,6). Et de fait, ces projets menés sans Dieu finissent par causer la ruine qu’ils prétendaient éviter. On peut noter que l’attitude de ces hommes de la Genèse résonne singulièrement avec les projets orgueilleux sur l’homme ou sur la société que prônent aujourd’hui certaines entreprises “technologiques”.
C’est la volonté de connaître pour « être comme des dieux » qui, d’après (Gn, 3), est à l’origine de l’orgueil et détourne de la coopération avec Dieu. Or bien souvent, la technique devient la brèche par où l’orgueil parvient à gagner le cœur de l’homme. En effet, la technique confère à l’homme une puissance sur la nature (de transformation, de domination voire de destruction et aussi de connaissance) qui devient rapidement vertigineuse. Elle semble repousser toujours plus loin toutes les limites (il en va ainsi par exemple de la distance géographique, de la barrière des langues et même de la mort), au point de nous les rendre insupportables – alors même que les limites sont tout à la fois réelles et indispensables à l’homme (comme à tout être vivant) pour se développer. A travers ces limites et ces repères sans cesse abolis, c’est la technique elle-même qui finit par fasciner l’homme et lui faire perdre sa prudence, c’est-à-dire « la vertu qui dispose la raison pratique à discerner en toute circonstance notre véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir » (Catéchisme de l’Église Catholique, 1806). C’est ici que le rapport s’inverse : au lieu de faire servir la technique au bien et à l’intendance de la Création, l’homme se fait son esclave au service d’un projet de contrôle du monde où Dieu semble avoir été évacué.
Pour comprendre la fascination qu’exerce la technique, il est primordial de distinguer la puissance sur la nature, conférée par la technique, de la capacité à faire bon usage de cette puissance, qui est d’un autre ordre. Une telle capacité n’est en fait jamais innée, et elle n’est que bien trop rarement acquise. En témoigne par exemple le temps volé aux hommes et aux femmes de notre temps par les écrans, devenus omniprésents et désormais manipulés avec art par de nombreuses entreprises afin de servir des intérêts privés. De façon plus dramatique encore, la puissance récemment acquise sur la vie elle-même (à travers des techniques comme les manipulations génétiques, l’assistance médicale à la procréation ou l’« homme augmenté ») semble devoir dispenser la surenchère technique du nécessaire discernement de « notre véritable bien ».
S’il nous est si difficile de développer une capacité à faire un bon usage de la technique, c’est parce que cette dernière s’affiche, à tort, comme moralement neutre. Or, la dépendance matérielle objective où nous nous trouvons le plus souvent vis-à-vis de la technique conduit inéluctablement à une dépendance morale voire spirituelle. Le pape François l’a explicité avec force dans l’encyclique Laudato Si :
« On peut dire, par conséquent, qu’à l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire de la méthodologie et des objectifs de la techno-science un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société. Les effets de l’application de ce moule à toute la réalité, humaine et sociale, se constatent dans la dégradation de l’environnement, mais cela est seulement un signe du réductionnisme qui affecte la vie humaine et la société dans toutes leurs dimensions. Il faut reconnaître que les objets produits par la technique ne sont pas neutres, parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie, et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes de pouvoir déterminés. Certains choix qui paraissent purement instrumentaux sont, en réalité, des choix sur le type de vie sociale que l’on veut développer. »
Pape François, Laudato Si (107)
Dans le récit de la Genèse, le choix, qui pourrait paraître « purement instrumental », de se bâtir une ville « afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre » (Gn 11,4), et « une tour dont le sommet touche le ciel » (Gn 11,4) n’est pas neutre. Il dénote la volonté de développer une vie sociale globalisante, sans Dieu, sans transcendance, sans altérité. C’est là également la tentation inhérente à un langage et à des mots qui seraient « les mêmes » (Gn 11,1) pour toute l’humanité : la tentation d’englober, de comprendre toute la Création – or il est clair que cette tentation ne fait que servir les intérêts de quelques-uns, ceux qui ont le pouvoir d’imposer leurs mots et leur langage.
Lorsque c’est l’orgueil plutôt que la crainte de Dieu qui motive les réalisations humaines, l’homme ne se perçoit plus comme « intendant de la Création », soucieux de la protéger et capable de la prolonger par son art (cf. Si 38,34), mais il se pose au contraire en dominateur cherchant à abolir toute limite et à faire servir toute créature à ses projets. Or un projet humain motivé par l’orgueil ne peut être que contre Dieu, et en définitive contre l’homme lui-même.
A titre personnel, ces deux textes sont une invitation à considérer toute notre activité, en particulier professionnelle, dans la perspective de la coopération avec la Création divine. Le Siracide offre une clé pour ce discernement : c’est notre prière qui est révélatrice de ce qui occupe notre cœur, à la manière de celle des artisans, qui « concerne leur métier ». Pour s’arracher au pouvoir de fascination de la technique, qui nous éloigne de Dieu, il s’agit pour nous chrétiens de rechercher par notre prière et par nos actions un ordre juste dans notre existence et dans les structures socio-économiques dont nous faisons partie. C’est donc un acte de justice que nous sommes invités à poser, qui consiste à rétablir que la technique est pour l’homme, le travail pour la famille et la terre pour le Ciel.