LA PAROLE DE DIEU

« La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or en se déplaçant vers l’orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four. » Les briques leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. « Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre. »

Yavhé descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam.  « Eh, dit Yavhé, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! »

De là, Yavhé les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi lui donna-t-on le nom de Babel car c’est là que Yavhé brouilla la langue de toute la terre, et c’est de là que Yavhé dispersa les hommes sur toute la surface de la terre. »

(Gn 11, 1-9)

 

« La sagesse du scribe s’acquiert à la faveur du loisir. Celui qui a peu d’affaires à mener deviendra sage. Comment deviendrait-il sage celui qui tient la charrue, dont la fierté se borne à brandir l’aiguillon, qui mène des bœufs, passe sa vie dans leurs travaux et parle seulement de jeunes taureaux ? Il applique son cœur à tracer des sillons et ses veilles se passent à donner le fourrage des génisses.

Ainsi en va-t-il de tout compagnon ou maître charpentier qui de nuit comme de jour est occupé, de celui qui grave des sceaux en intaille et sans relâche varie les motifs ; il applique son cœur à reproduire le dessin et ses veilles se passent à parfaire son œuvre.

Ainsi en est-il du forgeron assis près de l’enclume, l’attention fixée sur les travaux du fer. La vapeur du feu fait fondre ses chairs et dans la chaleur du four il se débat longuement. Le bruit du marteau résonne sans cesse à son oreille et ses yeux sont fixés sur le modèle de l’objet ; il applique son cœur à parfaire ses travaux et ses veilles se passent à les retoucher jusqu’à la perfection.

Ainsi en est-il du potier assis à son travail et faisant tourner le tour avec ses pieds ; il est en perpétuel souci pour son ouvrage et toute son activité est comptée. Avec son bras il façonne l’argile
et avec ses pieds il fait fléchir sa résistance. Il applique son cœur à parfaire le vernissage et ses veilles se passent à nettoyer le four.

Tous ceux-là ont fait confiance à leurs mains et chacun est habile dans son propre métier. Sans eux il ne se bâtit pas de ville, on n’y habiterait pas, on n’y circulerait pas, mais au conseil du peuple on ne demandera pas leur avis et dans l’assemblée ils n’accéderont pas aux places d’honneur. Sur le siège du juge ils ne s’assiéront pas : ils ne comprennent pas les dispositions du droit et ils ne font briller ni l’instruction ni le droit. On ne les trouvera pas occupés par des proverbes, mais ils affermiront la création éternelle et leur prière concerne leur métier. »

(Si 38, 24-34)

LA MÉDITATION

Quelques mots pour accompagner la méditation de ces deux textes de l’Ancien Testament, qui peuvent paraître bien éloignés de nous. Le Siracide exprime dans ce passage l’idée que par son travail, l’homme peut « affermir la création éternelle » (Si 38,34) : la compétence technique de l’homme peut être vue comme un prolongement de la sagesse créatrice de Dieu. Il est donc bon que l’homme recherche cette compétence et qu’il la cultive, afin que son travail soit un hommage rendu à la Création. Cet hommage est d’ailleurs une dignité spécifique de l’homme dans la Création, grâce à son intelligence et à son habileté. Cependant, ce passage de l’Ecriture exprime aussi que la « sagesse du scribe » (Si 38,24) est d’un autre ordre que l’habileté technique.

Dans l’énumération des premiers versets de ce passage, l’auteur souligne l’attention portée par les artisans à l’objet de leur métier de façon exclusive. Le travail peut alors se trouver séparé des autres dimensions de la personne, comme si elles n’avaient pas de liens entre elles. L’un des enjeux d’une écologie authentiquement chrétienne consiste à réparer cette dissociation fallacieuse en donnant au travail et à la technique leur juste place dans une vision unifiée de la Création.

Dans le récit de la tour de Babel, c’est justement l’homme habile dans son métier qui s’exclame « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four (…) bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel » (Gn 11,3.4). On peut y voir un “technicien” qui invite le peuple à s’engouffrer dans une séparation entre le travail et la foi, pour mener de grandes réalisations techniques sans Dieu. Mais en suivant ce chemin, l’homme s’élève tôt ou tard contre Dieu, entraîné par l’orgueil où la technique peut mener : « Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! » (Gn 11,6). Et de fait, ces projets menés sans Dieu finissent par causer la ruine qu’ils prétendaient éviter. On peut noter que l’attitude de ces hommes de la Genèse résonne singulièrement avec les projets orgueilleux sur l’homme ou sur la société que prônent aujourd’hui certaines entreprises “technologiques”.

C’est la volonté de connaître pour « être comme des dieux » qui, d’après (Gn, 3), est à l’origine de l’orgueil et détourne de la coopération avec Dieu. Or bien souvent, la technique devient la brèche par où l’orgueil parvient à gagner le cœur de l’homme. En effet, la technique confère à l’homme une puissance sur la nature (de transformation, de domination voire de destruction et aussi de connaissance) qui devient rapidement vertigineuse. Elle semble repousser toujours plus loin toutes les limites (il en va ainsi par exemple de la distance géographique, de la barrière des langues et même de la mort), au point de nous les rendre insupportables – alors même que les limites sont tout à la fois réelles et indispensables à l’homme (comme à tout être vivant) pour se développer. A travers ces limites et ces repères sans cesse abolis, c’est la technique elle-même qui finit par fasciner l’homme et lui faire perdre sa prudence, c’est-à-dire « la vertu qui dispose la raison pratique à discerner en toute circonstance notre véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir » (Catéchisme de l’Église Catholique, 1806). C’est ici que le rapport s’inverse : au lieu de faire servir la technique au bien et à l’intendance de la Création, l’homme se fait son esclave au service d’un projet de contrôle du monde où Dieu semble avoir été évacué.

Pour comprendre la fascination qu’exerce la technique, il est primordial de distinguer la puissance sur la nature, conférée par la technique, de la capacité à faire bon usage de cette puissance, qui est d’un autre ordre. Une telle capacité n’est en fait jamais innée, et elle n’est que bien trop rarement acquise. En témoigne par exemple le temps volé aux hommes et aux femmes de notre temps par les écrans, devenus omniprésents et désormais manipulés avec art par de nombreuses entreprises afin de servir des intérêts privés. De façon plus dramatique encore, la puissance récemment acquise sur la vie elle-même (à travers des techniques comme les manipulations génétiques, l’assistance médicale à la procréation ou l’« homme augmenté ») semble devoir dispenser la surenchère technique du nécessaire discernement de « notre véritable bien ».

S’il nous est si difficile de développer une capacité à faire un bon usage de la technique, c’est parce que cette dernière s’affiche, à tort, comme moralement neutre. Or, la dépendance matérielle objective où nous nous trouvons le plus souvent vis-à-vis de la technique conduit inéluctablement à une dépendance morale voire spirituelle. Le pape François l’a explicité avec force dans l’encyclique Laudato Si :

« On peut dire, par conséquent, qu’à l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire de la méthodologie et des objectifs de la techno-science un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société. Les effets de l’application de ce moule à toute la réalité, humaine et sociale, se constatent dans la dégradation de l’environnement, mais cela est seulement un signe du réductionnisme qui affecte la vie humaine et la société dans toutes leurs dimensions. Il faut reconnaître que les objets produits par la technique ne sont pas neutres, parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie, et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes de pouvoir déterminés. Certains choix qui paraissent purement instrumentaux sont, en réalité, des choix sur le type de vie sociale que l’on veut développer. »

Pape François, Laudato Si (107)

Dans le récit de la Genèse, le choix, qui pourrait paraître « purement instrumental », de se bâtir une ville « afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre » (Gn 11,4), et « une tour dont le sommet touche le ciel » (Gn 11,4) n’est pas neutre. Il dénote la volonté de développer une vie sociale globalisante, sans Dieu, sans transcendance, sans altérité. C’est là également la tentation inhérente à un langage et à des mots qui seraient « les mêmes » (Gn 11,1) pour toute l’humanité : la tentation d’englober, de comprendre toute la Création – or il est clair que cette tentation ne fait que servir les intérêts de quelques-uns, ceux qui ont le pouvoir d’imposer leurs mots et leur langage.

Lorsque c’est l’orgueil plutôt que la crainte de Dieu qui motive les réalisations humaines, l’homme ne se perçoit plus comme « intendant de la Création », soucieux de la protéger et capable de la prolonger par son art (cf. Si 38,34), mais il se pose au contraire en dominateur cherchant à abolir toute limite et à faire servir toute créature à ses projets. Or un projet humain motivé par l’orgueil ne peut être que contre Dieu, et en définitive contre l’homme lui-même.

A titre personnel, ces deux textes sont une invitation à considérer toute notre activité, en particulier professionnelle, dans la perspective de la coopération avec la Création divine. Le Siracide offre une clé pour ce discernement : c’est notre prière qui est révélatrice de ce qui occupe notre cœur, à la manière de celle des artisans, qui « concerne leur métier ». Pour s’arracher au pouvoir de fascination de la technique, qui nous éloigne de Dieu, il s’agit pour nous chrétiens de rechercher par notre prière et par nos actions un ordre juste dans notre existence et dans les structures socio-économiques dont nous faisons partie. C’est donc un acte de justice que nous sommes invités à poser, qui consiste à rétablir que la technique est pour l’homme, le travail pour la famille et la terre pour le Ciel.

UNE FIGURE SPIRITUELLE

TS

Tanaka Shozo

Tanaka Shozo (1841-1913) vécut au Japon de l’ère Meiji (1868-1912), c’est-à-dire lors de la période de modernisation accélérée, d’industrialisation et de bouleversement social consécutive à la réouverture forcée du pays au reste du monde qui débuta en 1853. Par le combat qu’il mena en faveur des victimes de la pollution industrielle des mines de cuivre d’Ashio, par la cohérence de sa vie, la ténacité et le courage de ses actions, il est un pionnier et un modèle de l’écologie politique, bien connu au Japon mais encore méconnu en Occident.

Élu député lors des premières élections du pays, en 1890, il voulut s’appuyer sur la toute nouvelle constitution pour promouvoir les droits humains, en particulier le droit universel de la personne humaine à la vie et à l’harmonie avec la nature.

Les méthodes polluantes d’exploitation du cuivre à Ashio avaient causé un désastre écologique qui, lors des crues de la rivière Watarase, s’était progressivement mué en véritable drame humanitaire pour les habitants de la région. Pour les défendre, il dut s’opposer à ceux qui voyaient dans l’exploitation incontrôlée du cuivre le moteur de la prospérité de la nation, ce dont témoigne cette réponse qu’il fit à d’autres députés : « Mais vous ne comprenez donc pas que la vraie richesse de ce pays, c’est son peuple ? ».

A l’issue de longues années de lutte, qui lui valurent notamment un bref emprisonnement après avoir réussi à enfreindre le protocole par surprise pour remettre sa requête en mains propres à l’empereur, Tanaka parvint à fédérer de nombreux mouvements pour sa cause et à mobiliser l’opinion publique. Le gouvernement décida alors de clore l’affaire en construisant un barrage qui, en 1907, noya le village de Yanaka. Tanaka était parti s’installer parmi les habitants, qui s’efforçaient de continuer à vivre dans le village promis à la destruction. Il mourut en 1913, laissant pour toute possession une liste de personnes intéressées par la défense des rivières, un Nouveau Testament, un exemplaire de la constitution japonaise, trois carnets de notes et quelques pierres.

Quelques formules de son journal témoignent du parcours remarquable et de la pensée de Tanaka, qui a puisé dans la tradition japonaise l’essentiel de sa critique d’une technique devenue destructrice car non ordonnée au bien de la personne humaine :

« Les producteurs doivent faire prospérer la vie, pas la faire disparaître » [au sujet des paysans].

« Une vraie civilisation ne ravage pas les montagnes et les rivières. Elle ne détruit pas les villages. Elle ne tue pas les êtres humains. »

« On a beau avoir découvert l’électricité, le monde reste plongé dans les ténèbres. »

La spiritualité de Tanaka, qui a su puiser dans la tradition japonaise tout en s’ouvrant à l’Occident – et en particulier au christianisme – témoigne d’une quête de vérité humble et ferme. Sa vision de l’existence humaine en harmonie avec la nature et sa détermination à protéger l’homme en font une figure inspirante pour tous ceux qui souhaitent s’engager en faveur des droits de l’homme et de la préservation de la nature.

Questions à méditer

 

  • Quel est mon rapport à la technique, à la technologie, à la science ?
  • Quel est mon niveau de dépendance aux outils numériques (smartphone, ordinateur) ?

 

Point de conversion proposé

 

Passer de la dépendance et de la servitude vis à vis de la technique à sa juste utilisation pour le bien.

 

Points d’action

 

Pour faire l’expérience de notre dépendance à la technique :
• se passer d’internet (ou d’écrans, ou d’objets électroniques voire électriques) pendant une journée ou plus ;
• Ne pas utiliser les portables durant les repas et pourquoi pas les laisser à la porte de la salle à manger.
• faire à pied un trajet qu’on a l’habitude de faire autrement ;

Pour exercer notre liberté matérielle vis-à-vis de la technique :
• réaliser soi-même des choses que l’on a l’habitude d’acheter (œufs de Pâques décorés à la main ; plat ; produit ménager ; etc.) ;
• Se demander s’il est possible de réparer un objet avant de le remplacer ;

Pour exercer notre liberté morale et spirituelle vis-à-vis de la technique :
• supprimer toutes les notifications et désinstaller une application chronophage de notre smartphone ; se réserver un temps de prière quotidien sur le temps ainsi gagné ; [une fois chaque jour, dire un « Notre Père » au lieu de consulter nos mails…].