Source : Extraits de Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui, Editions Gallimard, 2016 (pp. 343-363)

 

Issu du milieu des préposés de village à l’administration seigneuriale (…), Tanaka Shôzô participa activement au Mouvement pour la liberté et les droits du peuple avant d’être élu député au Parlement en 1890. Agé alors d’une cinquantaine d’années, il commença à s’engager en faveur des paysans, victimes de la pollution au cuivre des mines d’Ashio (…). La ténacité dont il fit preuve, pour une cause pour laquelle il se battra pendant une vingtaine d’années, est bien connue dans le Japon d’aujourd’hui. Tanaka Shôzô est devenu une sorte de modèle au Japon pour tous ceux qui sont prêts à s’engager en faveur de la cause des droits de l’homme et de la préservation de l’environnement face à la pollution industrielle.

A elles seules, les mines de cuivre d’Ashio (…) symbolisent les lumières et les ombres de la modernisation japonaise (…). Les mines furent exploitées depuis le XVIème siècle, mais les techniques classiques ne permetttaient plus de produire en quantité un cuivre de bonne qualité. En 1877, Furukawa Ichibee, gestionnaire habile, relança la production qui était moribonde et, grâce à la transplantation de techniques modernes occidentales (…), parvint à faire connaître à son entreprise un développement fulgurant. (…) Dans les années 1890, les mines d’Ashio (…) constituaient une véritable vitrine de la capacité des chefs d’entreprise japonais de se poster aux avant-gardes industrielles des procédés technologiques. (…)

L’entreprise de Furukawa Ichibee est ainsi devenue décisive dans un secteur stratégique de la construction de l’Etat moderne. Mais cette entreprise modèle fonctionne en outre sur une gestion de la main d’oeuvre ouvrière qui relève d’un autre âge, et néglige totalement la question de la pollution industrielle produite par l’évacuation des eaux de la mine. (…)

Originaire de la région et élu député, Tanaka Shôzô est le témoin directe des dégâts provoqués par la pollution dans la vallée de la Watarase. (…) La pollution commence à toucher les poissons, ensuite les terres avoisinantes, puis le bétail, et enfin les populations elles-mêmes. (…)

[Tanaka Shôzô] accusa l’administration de négligence et le ministre de protéger le responsable de la mine, elle-même à l’origine de la destruction des propriétés des habitants de la région. “Tant de gens victimes de la mauvaise gestion d’un seul” (Tanaka Shôzô, décembre 1891). (…)

Le gouvernement fit savoir que l’on ignorait quelles étaient vraiment les causes de la pollution, alors que plusieurs experts sollicités avaient tous déclaré le contraire. (…)

[En 1896], à l’occasion des nouvelles inondations qui ravagent ce secteur, Tanaka manifeste de nouveau en faveur de ces gens de milieu modeste dont l’existence est physiquement menacée par la politique industrielle de la mine. Visitant la région et constatant les dégâts terribles infligés dans les champs après le retrait des eaux pollués, Tanaka se rend compte que les victimes du phénomène (…) cherchent à minimiser les dégâts et à taire leur désespoir (…). Conséquence de la pollution des terres, les femmes qui viennent d’accoucher ne peuvent allaiter correctement leur nourrisson, du fait de graves carences dans leur lait. Les nourrissons malades sont de plus en plus nombreux, et le nombre de nouveau-nés qui décèdent augment dramatiquement. Tanaka réalise alors que la question n’est pas seulement financière mais touche à la vie elle-même.

(…)

Tanaka Shôzô multiplie les interventions au Parlement sans plus de résultat et prend alors l’initiative d’une pétition des habitants auprès du gouvernement pour obtenir cette fois-ci la fermeture de la mine. Il dénonce un gouvernement qui toujours prend parti en faveur des intérêts privés (…), qui ne respecte pas les droits constitutionnels des paysans de la région et qui, par-dessus tout, menace la vie elle-même. (…) Tanaka voulut faire de cette affaire, somme toute locale, une cause nationale, en dénonçant la passivité coupable du gouvernement et la complicité de la plupart des députés. A ces derniers, qui expliquaient que le cuivre constituait quand même l’une des richesses de la nation, il répondit : “Mais vous ne comprenez donc pas que la vraie richesse de ce pays, c’est son peuple ?” (…)

Tanaka Shôzô devient ainsi le premier véritable critique de l’ancien slogan de Meiji “Un pays riche, une armée forte”, c’est-à-dire le premier à remettre en cause l’idéologie productiviste à tout prix. Pour lui, l’industrialisation ne crée pas les conditions de l’amélioration de l’existence du peuple mais, bien au contraire, suscite du désespoir et de la misère. (…) En juin 1912, Tanaka écrit dans son journal cette formule qui restera célèbre : “Une vraie civilisation ne ravage pas les montagnes et les rivières. Elle ne détruit pas les villages. Elle ne tue pas les êtres humains.”

Tanaka commençait à convaincre. (…) Des agronomes, favorables à une “agriculture populaire”, s’engagèrent dans des reportages photographiques saisissants. Les photos furent exposées pour convaincre les habitants de la capitale des ravages de la pollution. Pour la première fois au Japon, la photographie fut mise au service d’une cause militante. (…)

D’une certaine façon, l’affaire des mines d’Ashio, dans le Japon de Meiji, joua un peu le même rôle que l’affaire Dreyfus dans la France de la IIIème République. Elle mobilisa les consciences intellectuelles, devint l’objet d’un débat national. (…) Avait-on le droit de sacrifier délibérément des populations sans défense pour une cause plus “noble”, celle de l’industrialisation, de la production, voire de la marche à la guerre (…) ? (…) Et, derrière Tanaka Shôzô, se retrouvèrent des intellectuels d’origines diverses : anciens du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple, nationalistes nipponistes, démocrates, réformistes, radicaux en train de devenir socialistes, chrétiens et même bouddhistes (…) Parmi les mobilisés, des femmes aussi dont l’activisme – à but officiellement charitable – permit de contourner la loi sur l’interdiction qui leur était faite de “faire de la politique”. (…) Par son entêtement et son absence de sectarisme, Tanaka Shôzô était parvenu à créer les conditions inattendues d’une allisance entre ces différents mouvements (…).

En 1901, Tanaka démissionne de son siège de député : il accuse les parlementaires d’être sourds aux plaintes du peuple et de ne pas défendre la Constitution. Le 10 décembre, il parvient à approcher l’empereur par surprise et cherche à lui remettre en mains propres un texte relatant le combat des gens de la vallée. Interpellé sur les lieux mêmes, Tanaka, considéré comme un dément par les autorités, est relâché, mais son geste fait grand bruit. (…) L’action de Tanaka s’apparentait, en effet, à celle des leaders paysans de l’époque des Tokugawa, les gijin, les “justes”, ces porte-parole de revendications paysannes qui acceptaient d’être arrếtés ou même exécutés par les autorités, pourvu que leur cause fût entendue. (…) L’affaire de la pollution minière continue de défrayer la chronique mais le gouvernement pris des mesures raidcales : il fit endiguer la rivière, la détourna partiellement de son lit d’origine et voulut créer un bassin d’étalement des eaux qui aura pour conséquence de noyer le village de Yanaka, qui avait été au coeur de la mobilisation. (…)

Tanaka décida alors de quitter la capitale pour aller vivre au milieux de ces damnés de la terre qu’étaient les miséreux de Yanaka dont le village était promis à la destruction. “Regardons le problème de Yanaka. C’est un problème de contrôle des eaux. C’est un problème de pollution minière. C’est aussi une question de Constitution, d’humanité, d’économie, d’hygiène publique, de vie. (…) Ce n’est pas le problème de personnes privées, c’est le problème de l’Etat et de la société, c’est le problème de chacun”.

En 1907, le village fut noyé sous les eaux du barrage. (…) Quelques malheureux s’accrochèrent, se bâtirent des cahutes misérables pour continuer à vivre dans ce qui fut leur terre natale. Tanaka vit dans cette résistance une leçon de vie. Lui qui croyait savoir, il s’apercevait que c’était ces pauvres gens qui lui apprennaient à vivre, écrivit-il. (…)

Quels sont les ressorts idéologiques qui animent un personnage comme Tanaka Shôzô ? Il s’affirme lui-même comme un paysan. (…) Pour lui, les paysans cultivent la nature, la soignent, la font prospérer et ainsi assurent le subsistance du plus grand nombre. “Les producteurs doivent faire prospérer la vie, pas la faire disparaître”, écrit-il dans son journal personnel en 1911. Le droit à la vie, le droit de la personne humaine à vivre dans et avec la nature, relèvent de l’universel et non du local. Parce qu’il se sent d’origine terrienne, Tanaka Shôzô vénère la vie. Or, pour lui, la civilisation moderne est en train de la détruire. (…) On trouve chez Tanaka une critique radicale de la modernité, conçue comme une sorte d’atteinte à l’équilibre cosmique. (…) Dans son journal personnel, il a cette formule : “ On a beau avoir découvert l’électricité, le monde reste plongé dans les ténèbres”. Fort de cette conviction, Tanaka est convaincu de l’importance de la question des droits de la personne humaine et de la morale humanitaire. (…)

En choisissant de vivre avec les derniers rescapés dans le village de Yanaka promis à la destruction, Tanaka évolue encore, et affirme sa conception du droit à la vie et à l’intégrité de la personne humaine. Bien que sous influence du christianisme depuis qu’il a lu le Nouveau Testament, Tanaka se situe dans une mouvance qui reprend du bouddhisme l’interdiction de tuer les êtres vivants, et la vie en harmonie avec la nature. (…) Pour Tanaka, les droits de l’homme sont la valeur suprême. (…) Tanaka Shôzô revendique d’ailleurs aussi “le retour des droits pour les femmes”, et prend position en faveur de l’abolition de la prostitution. Il meurt en 1913, à l’âge de soixante-treize ans. Plusieurs dizaines de milliers d’habitants de la région assistent à ses obsèques.

Il y a plusieurs lectures possibles de l’action et de l’oeuvre de Tanaka. La première est de le considérer comme un homme de l’ancien régime qui perpétua la tradition des chefs de village en se faisant le porte-parole des paysans auprès des autorités. Ici, les autorités n’étaient plus les anciens seigneurs mais l’Etat moderne et le capitalisme. (…) Une deuxième manière de le voir serait de le considérer comme le dernier représentant du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (…) Tanaka, en effet, fonda une grande partie de son discours sur la défense de la Constitution dont il ne cessa de dire qu’elle était bafouée par les gouvernants. (…) Il peut aussi être compris comme le premier militant environnementaliste, écologiste avant l’heure, défenseur de la nature, hostile à la production à tout prix. (…) [L’]historien Irokawa Daikichi écrivait en 1987 : “Tanaka Shôzô a une pensée traditionnelle. Comme moyen pour réfler les contradictions du moment, il fait siennes les formes de pensée traditionnelles, mais les mobilise aussi pour un combat progressiste… Pour nous, parler aujourd’hui de formes de pensée modernes, c’est au fon évoquer (…) des idées issues de concepts nés en Occident. Et pourtant même si on n’utilise pas les mots de liberté, d’égalité ou de droits,il existe des idées exactement semblables que nous pouvons aller puiser dans la tradition confucianiste mais aussi dans la pensée autochtoniste ou dans les savoirs pratiques de l’époque prémoderne. Tanaka nous fait la démonstration qu’il existait alors des manières de penser que l’on pouvait faire entendre aux masses populaires sous une forme facile à comprendre”. (…) Le Mouvement pour la liberté et les droits du peuple était passé par là et avait contribué à vulgariser des notions occidentales, mais celles-ci n’avaient été recevables que parce qu’elles renvoyaient sous d’autres mots à des idées connues. En ces sens, sous ses contradictions apparentes, Tanaka incarnait parfaitement le cheminement des idées dans le Japon en marche vers la modernité.

(…) [D]epuis les années 1960-1970 et les grands combats contre la pollution industrielle, la figure de Tanaka Shôzô est redevenue centrale : il est considéré comme un visionnaire et un critique de l’industrialisation à outrance. (…) L’affaire de la pollution des mines d’Ashio n’est en effet pas seulement “le premier” accident environnemental aux résonances sociales du Japon moderne. C’est aussi une affaire qui suscite une série de questionnements sur le devenir des sociétés industrielles, questionnements qui sont, pour la plupart, d’actualité : les mécanismes de naissance de la pollution, les causes de son aggravation, les relations complexes entre l’entreprise polluante et les pouvoirs publics, les manières d’agir des mouvement qui luttent contre la destruction de l’environnement, les associations de soutien aux victimes, le maintien de l’ordre et les méthodes policières, la mise en œuvre de mesures législatives et techniques de lutte contre la destruction de la nature. Mais il faut y jouter la naissance d’une critique fondamentale d’un système, conséquence de la décision du Japon d’entrer dans “l’ère du progrès”. De ce point de vue, Tanaka Shôzô, sa pensée et ses méthodes d’action sont éclairants : ils nous enseignent le “différend” profond entre deux manières “modernes” de concevoir la société.