Le rapport au corps est un sujet très complexe qui a connu, dans les époques et les cultures, des traitements très différents. Au début du XXe siècle par exemple, on ne lui reconnaissait pas la place qu’aujourd’hui on lui accorde. Au risque d’être très simpliste on pourrait distinguer 3 grandes tendances qui se dégagent.
Le corps méprisé
Pendant des siècles, les sociétés humaines avaient une représentation dualiste de la condition humaine. L’essence spirituelle était de nature divine et l’incarnation, elle, était perçue comme une sorte de chute. Pour Platon « le philosophe délie son âme, autant qu’il le peut, de toute association avec le corps ». Dans ce contexte l’âme jouit d’un statut privilégié par rapport au corps. C’est « le corps qui trouble l’âme et l’empêche, toutes les fois qu’elle est associée à lui, d’acquérir vérité et pensée ». Les intérêts de l’âme et ceux du corps sont inversés, la vie de l’âme implique la mort du corps tandis que l’existence corporelle mortifie et aveugle l’âme. Ce n’est pas, dit Socrate, « le corps, si bien constitué qu’il soit, qui par sa vertu rend propre l’âme bonne, mais au contraire l’âme qui, lorsqu’elle est bonne, donne au corps, par sa vertu propre, toute la perfection dont il est capable ». Cette vision antique va traverser les siècles jusqu’à imprégner durablement la culture chrétienne. Le statut privilégié que le christianisme accorde à l’incarnation ne fut pas indemne d’une ambiguïté, voire d’un discrédit, qui pèse sur le corps. Le Dieu fait chair n’a pas toujours conduit à valoriser la condition corporelle. Saint Paul prévient, par exemple, « qu’en demeurant dans ce corps nous demeurons loin du Seigneur » (2 Co 6, 6).
Le corps retrouvé
Je ne sais pas si l’on peut y voir un rapport de cause à effet mais souvent la valorisation du corps a été proportionnelle à la chute de la croyance. Le rationalisme moderne fait la promotion de la matière en même temps qu’il dénonce l’au-delà comme une superstition. Marcel Gauchet remarque que l’homme vit à présent « dans des conditions de confort, de bien-être, de disparition de ce qui était une expérience quasi-quotidienne de l’humanité il n’y a pas longtemps, c’est-à-dire la souffrance, la douleur, la fièvre par exemple, le mal-être de tout ordre, la faim, tout bêtement, qui, certes, existe encore mais, dans notre société, marginalement. Nous avons désormais l’expérience heureuse d’un corps de bien-être, alors que le fait d’avoir un corps, c’était pour l’humanité, depuis qu’elle existe, son plus grand malheur. S’il y avait un bonheur quelconque à espérer, c’était un bonheur dans une autre vie où le bonheur qu’on trouvait avec l’esprit, dont le fonctionnement, chose miraculeuse, restait relativement inaltéré, perturbé certes, mais inaltéré dans ses opérations fondamentales au travers de ce mal-être. Une des données primordiales de l’expérience humaine s’est modifiée radicalement : il est possible de vivre très vieux avec un corps dans lequel on se sent bien. »
Le corps a acquis ainsi une importance nouvelle et tend à être de plus en plus valorisé. Il est même possible de parler d’un véritable culte, à mesure que le corporel devient le centre des préoccupations des individus, leur bien le plus précieux, une des valeurs centrales des sociétés occidentales développées. Le corps n’est à présent plus un motif de honte mais le lieu d’un possible bonheur.
Le corps dominé
Mais l’idylle d’un corps retrouvé a-t-il vraiment existé ? Paradoxalement les progrès récents de la technique et les projets transhumanistes ont posé à nouveau frais le rapport entre le corps et la technique. Le corps ne suffit plus, il doit être complété, augmenté. Il est de nouveau, comme lors de l’époque antique, considéré comme source de limite, de contrainte, synonyme de mort.
L’écologie et le corps
Certains courants écologiques s’inscrivent en faux par rapport à cette tendance techno centrée et veulent réconcilier le corps humain et son milieu naturel. Je donnerai deux exemples. Je pense tout d’abord aux questionnements sur le recours massif à la contraception chimique qui a souvent été l’objet de critiques et de railleries envers l’église catholique et qui aujourd’hui est reposé alors qu’on pensait le sujet clos. Je pense ensuite à l’attention accrue, que certains diront excessive, à l’alimentation. Ce souci ne se réduit pas à un prolongement du culte du corps, comme on pourrait le croire, mais consiste à mettre en lumière le lien entre notre mode d’alimentation et les impacts sur l’environnement. En France, les terres agricoles occupent plus de la moitié du territoire et produisent la majeure partie des aliments que nous consommons. Ces terres cultivées présentent un intérêt majeur pour l’environnement : la préservation des paysages et de la biodiversité. Hildegarde de Bingen a été une grande pionnière dans le domaine de la réflexion sur l’alimentation et la santé physique. Souffrante une bonne partie de sa vie, et n’ayant vraisemblablement jamais exercé la médecine, Hildegarde nous a légué son immense savoir sur les vertus des plantes et des aliments présents dans la nature. Le pape François sur les questions d’alimentation insiste surtout sur le scandale du gaspillage dont nous sommes tous les témoins et aussi, hélas, les acteurs en occident.
Le christianisme et le corps
Le corps semble donc un sujet propice, pour nous chrétiens, pour aller à la rencontre des attentes de nos contemporains. S’il est commun aujourd’hui de reconnaître les ambivalences au cours de la longue histoire du christianisme vis-à-vis du corps, il ne faut pas tomber dans le piège des positions simplistes et caricaturales. Dans la pensée biblique, le corps n’est pas diabolisé. Il est création de Dieu, autant que l’âme qui l’anime. Dès le premier siècle, Paul désigne le corps comme le temple de l’Esprit et affirme avec vigueur que nos corps prendront part à la résurrection. L’espoir chrétien est de vivre l’éternité dans un corps, un corps guéri, libéré de ses faiblesses. Il existe un malentendu courant autour du terme « chair » dans les lettres de l’apôtre Paul. Paul utilise parfois ce terme pour désigner l’homme séparé de Dieu, et ce qui en l’homme lutte contre l’autorité de Dieu. Dans ce sens, « la chair » est une réalité mauvaise, mais qui ne se limite pas au corps, c’est un principe d’action qui engage notre volonté. A d’autres moments, le terme est utilisé dans son sens premier, pour désigner le corps, la chair vivante qui nous constitue. En confondant la distinction entre ces deux usages, on conclut facilement que le corps est vu comme hostile à Dieu, mais c’est un contresens.
Le pape François complète ces réflexions pour corriger ce prisme tenace :
Jésus vivait en pleine harmonie avec la création, et les autres s’en émerveillaient : «Quel est donc celui-ci pour que même la mer et les vents lui obéissent ?» (Mt 8, 27). Il n’apparaissait pas comme un ascète séparé du monde ou un ennemi des choses agréables de la vie. Il disait, se référant à lui-même : « Vient le Fils de l’homme, mangeant et buvant, et l’on dit : voilà un glouton et un ivrogne » (Mt 11, 19). Il était loin des philosophies qui dépréciaient le corps, la matière et les choses de ce monde. Cependant, ces dualismes malsains en sont arrivés à avoir une influence importante chez certains penseurs chrétiens au long de l’histoire, et ont défiguré l’Évangile. Jésus travaillait de ses mains, au contact direct quotidien avec la matière créée par Dieu pour lui donner forme avec son habileté d’artisan. Il est frappant que la plus grande partie de sa vie ait été consacrée à cette tâche, dans une existence simple qui ne suscitait aucune admiration. « N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie ?» (Mc 6, 3).
§ 98
Il n’est pas possible d’aborder la question du corps et du christianisme sans parler de notre condition d’homme et femme, de cette complémentarité anthropologique, qui n’est pas seulement une nécessité biologique. Comme le rappelle le livre de la genèse : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme ». Même si c’est une question aujourd’hui très complexe puisqu’on nous dit et redit que le masculin et le féminin ne sont que des constructions culturelles, que toute tentative de définition n’est que stéréotype, l’Église demeure fondamentalement attachée à la beauté et la bonté de cette distinction et à la richesse qu’elle suppose.
Benoît XVI affirmait qu’il existe une ‘‘écologie de l’homme’’ parce que « l’homme aussi possède une nature qu’il doit respecter et qu’il ne peut manipuler à volonté ». Dans ce sens, il faut reconnaître que notre propre corps nous met en relation directe avec l’environnement et avec les autres êtres vivants. L’acceptation de son propre corps comme don de Dieu est nécessaire pour accueillir et pour accepter le monde tout entier comme don du Père et maison commune ; tandis qu’une logique de domination sur son propre corps devient une logique, parfois subtile, de domination sur la création. Apprendre à recevoir son propre corps, à en prendre soin et à en respecter les significations, est essentiel pour une vraie écologie humaine. La valorisation de son propre corps dans sa féminité ou dans sa masculinité est aussi nécessaire pour pouvoir se reconnaître soi-même dans la rencontre avec celui qui est différent. De cette manière, il est possible d’accepter joyeusement le don spécifique de l’autre, homme ou femme, œuvre du Dieu créateur, et de s’enrichir réciproquement. Par conséquent, l’attitude qui prétend « effacer la différence sexuelle parce qu’elle ne sait plus s’y confronter », n’est pas saine.
§155
L’écologie intégrale consiste à accueillir la création telle que Dieu l’a faite. Elle doit conduire à une redécouverte d’une juste place de nos corps, ni objet de culte, ni méprisé. Le corps est un allié et non un ennemi, c’est avec lui et à travers lui que le Seigneur réalise en moi le mystère du Salut.
Par sa corporéité, l’homme unifie en lui les éléments du monde naturel, qui « trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur. » Cette dimension permet à l’homme de s’insérer dans le monde matériel, lieu de sa réalisation et de sa liberté, non pas comme en prison ou en exil. Il n’est pas licite de mépriser la vie corporelle ; au contraire, l’homme « doit estimer et respecter son corps qui a été créé par Dieu et qui doit ressusciter au dernier jour. »
Compendium Doctrine Sociale §128
C’est parce qu’il existe un lien entre le microcosme et le macrocosme qu’une écologie intégrale doit inviter à redécouvrir la beauté de cette création corps et âme, dans un équilibre subtil, parfois précaire mais qui, malgré nos tâtonnements, ne doit pas nous faire oublier cette exclamation : « Dieu vit que cela était très bon ».